Je suis née en Afrique du Sud, au Cap, il y a 36 ans. J'ai grandi dans une belle maison, entourée de mon frère aîné Nathan et de ma petite sœur Rose, tous trois aimés comme des fous par des parents très présents. Aucun manque affectif ou matériel à déplorer, la vie était douce et simple. Mon père était architecte et c’est à lui que l’on devait la beauté et le confort de notre maison. Ma mère quant à elle était sage-femme.


La passion de ses parents, la musique, ne manque pas de déteindre sur nous. A la maison, tout le monde joue d'un instrument de musique. Nathan apprend la batterie, ma mère joue du piano et du violon et mon père joue de la guitare et de l'harmonica. Rose quant à elle montre déjà un intérêt pour le piano. Je suis une touche à tout, même si très vite la guitare et le piano se révèlent être mes instruments de prédilections. Trop timide, je me contente de jouer cachée derrière ses instruments, mais quand la maison est vide ou que tout le monde fait assez semblant d'être occupé, je me met à chanter et certains disent que c'est un plaisir pour les oreilles.


Je n’ai jamais eu un sommeil très linéaire, et ce, même lorsque je n’étais qu’une enfant. Il m’arrivait alors régulièrement de partir à l’aventure à travers la maison avant de me faire gronder gentiment par l’un de mes parents et de retourner me coucher, la mine boudeuse. Mais quand je parvenais à ne pas me faire surprendre, il n’était pas rare de me retrouver au petit matin, endormie dans le canapé du bureau de mon père, suçant mon pouce, enroulée dans un plaid bien trop grand pour moi. Cette pièce avait toujours eu le don de m’apaiser. Lovée contre le cuir et sous la couverture, je trouvais enfin le sommeil. Au lieu de compter les moutons, mon regard balayait la pièce, de la table de dessin avec les croquis de mon père en cours d’ébauche, à son immense bibliothèque. Tous ces dos de livres juxtaposés, aux différentes couleurs, formaient comme une immense aquarelle. Il suffisait d’en retirer une pièce et de l’ouvrir pour entrer dans l’une des nombreuses histoires de ce tableau apaisant.


30 juillet 1993. Cette nuit-là, je n’avais pas dérogé à mon envie d’escapade nocturne et c’est dans le canapé du bureau de mon père que je poursuivais ma nuit. Les cris de ma mère m’ont tirée de mon sommeil en sursaut. Des cris atroces que j’entends parfois encore la nuit, dans mes cauchemars. La voix forte de mon père s’est également fait entendre mais je n'ai jamais été capable de distinguer le moindre mot. Effrayée, j’ai néanmoins entrouvert la porte, glissant mon petit nez de souris dans l’embrasure en essayant d’apercevoir quelque chose. J’entendais des petits pas légers mais rapides. Ceux de Rose. Ma mère a de nouveau hurlé. Le désespoir dans sa voix, criant le nom de ses enfants. C’est son doux visage qui a fini par apparaître dans mon champ de vision. Elle m’a alors fait signe de me cacher, me poussant d’un signe de main à retourner dans la pièce dont j’étais prête à sortir. J’ai hésité mais en entendant les détonations, j’ai refermé la porte par réflexe et je suis partie me cacher dans l’un des placards du bureau, roulée en boule.
Les cris ont repris et les coups de feu aussi. Mains sur les oreilles, je voulais que le cauchemar s’arrête, que le bruit s’estompe pour de bon. Malgré tout j’entendais les cris, les pas pressés, les derniers coups de feu et puis finalement le silence assourdissant. Les larmes coulaient sans bruit sur mes joues et je suis restée des heures, prostrée dans ce petit placard, mes jambes serrées autant que possible contre moi, mes bras de petite fille les ceinturant. L’homme qui venait de décimer ma famille n’a jamais su que j’étais là. Ma peur, ma lâcheté et le dernier geste d’amour et de protection de ma mère m’ont sauvée la vie.


J'ai grandi. Seule. Mes parents avaient encore de la famille proche, mais m’accueillir n’était pas de tout repos. Petite fille perturbée et traumatisée, j'oscillais entre colère et mélancolie, ce qui se traduisait par un comportement des plus insupportable. Même pour les plus patients de mes proches, me gérer devenait mission impossible. Au bout de quelques semaines on finissait toujours par me renvoyer vers une autre tante, un oncle ou encore un cousin, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus personne pour me récupérer. J’ai été ballotée ensuite de famille d’accueil en famille d’accueil, sachant dès le premier jour passé dans une nouvelle maison, que ça ne durerait pas. La seule famille dans laquelle j’aurais pu me sentir enfin à ma place n’était plus de ce monde.
On m’encourageait à extérioriser mes souvenirs et mes angoisses mais quand je le faisais, je voyais le malaise des gens et je finissais par me plonger dans un certain mutisme pour ne plus croiser ce genre de regard. Et petit à petit, j’ai arrêté d’en parler pour de bon. On m'a envoyé chez des psys et je passais des heures assise, sans jamais parler, attendant que la séance ne passe. Personne ne semblait être en mesure de comprendre « La Survivante » comme la presse m'avait surnommée. La seule a avoir survécu parmi les 5 familles assassinée par le même homme que la police avait appelé « Le Fantôme » et qu'ils n'avaient jamais réussi à arrêter.
Heureusement, j'ai fini par tomber sur un couple qui a su m'apprivoiser. C'est en passant par la musique et mes livres qu'ils ont su tisser un lien. Aujourd'hui, Lise et Henri ne sont plus de ce monde mais ils resteront à mes yeux ceux qui m'ont sauvée. Ceux qui m'ont évité de devenir une bombe à retardement dont l'explosion était certaine. Ceux qui m'ont protégé de la presse - à qui d'autres famille, moyennant finance, avaient trop aimé répondre. Et j'ai pu grandir et m'épanouir, bien que marquée à tout jamais par le massacre de ma famille.


J'ai eu besoin de changer de décor. La vingtaine approchant, j'ai commencé à économiser et à préparer mon exil vers les États-Unis. Je rêvais de New-York ou de la Californie. Finalement, un jour, j'ai pu faire mes valises et tout quitter. J'ai entamé un road trip, m'arrêtant dans certaines villes, quelques temps. Je vivais de jobs alimentaires, squattais dans des motels mais ça ne me faisait pas peur. Et après une année de voyage, j'ai posé mes valises à Pasadena. A 21 ans, j'ignorais que cette fois, l'escale durerait bien plus de quelques semaines.
Je ne croyais pas au coup de foudre. Pire encore, j'avais adopté une vie où j'étais la "fille de passage". Tisser des liens était parfois compliqué. Non pas que je ne sois pas sociable, bien au contraire, mais m'investir dans des relations, même amicales, c'était prendre le risque de perdre à nouveau quelqu'un que j'aimais. Mais avec lui, mon mode de fonctionnement n'a pas résisté. L'amour fou, soudain. Des mois de bonheurs. Adieu les hôtels, bonjour petit appartement. J'enchaînais les boulots, lui partais en mission. Et ça a commencé à semer la zizanie. Ma famille était morte, je savais la douleur que c'était de perdre ceux qui comptent le plus pour vous. Imaginer que cela puisse arriver à nouveau, c'était trop.
Il rêvait mariage, famille, et ça a achevé de me faire paniquer. Je l'aimais pourtant, j'ai mis des années à m'en remettre. Du moins, je crois que je m'en suis remise... Je n'étais pas prête à lui offrir tout cela, peut-être qu'avec le temps, ça aurait été différent mais nos chemins se sont séparés et depuis plus rien. Mais régulièrement, son visage me revient, au détour d'une rue ou en sentant son parfum sur un autre. Aujourd'hui, les choses se seraient sans doute terminé autrement. A l'époque j'étais trop jeune et encore trop brisée.


Lise est tombée malade. Le cancer a gagné et Henri, le coeur brisé, a fini par la rejoindre à quelques mois d'écart. A 25 ans, je me sentais orpheline pour la seconde fois. Mais le couple avait un dernier cadeau à me faire. Une dernière mission à me confier. Henri et Lise, n'ayant jamais eu d'enfant, ils ont décidé de faire de moi leur unique héritière. Dans la lettre qui accompagnait l'héritage qu'ils me laissaient - une coquette somme d'argent - ils m'encourageaient à me lancer dans un projet. A aller de l'avant. Quand je suis passée devant ce grand local avec cette façade de verre, dans un petit quartier charmant de Pasadena, j'ai su que c'était ce que j'attendais. J'en ai fait un café-librairie. Un espace sur deux étages avec d'immenses baies vitrées. Deux ou trois soirs par mois, des groupes viennent jouer avant de laisser la place à une scène ouverte. Je m'occupe de confectionner les pâtisseries qui accompagnent, thé, café et autres boissons. L'endroit permet de profiter d'un moment chaleureux, lové dans des fauteuils et canapé moelleux.
« La Consolante », nom tiré d'un livre d'Anna Gavalda, a ouvert ses portes il y a 10 ans maintenant. Et je n'ai pas à me plaindre, le public est au rendez-vous.


Comme on le dit, un bonheur ne vient jamais seul. Il y a trois ans, un musicien se présente lors d'une scène ouverte. Il s'appelle Andrew, a un talent fou et un sourire à faire fondre même le plus dur des coeurs de pierre. J'ai fait semblant de ne pas voir son petit numéro mais sans se décourager et sans devenir pour autant lourd ou déplacé, il a fini par faire tomber les barrières que j'avais construit après la fin de ma seule grande histoire d'amour.
Deux ans plus tard, il faisait sa demande et cette fois, ne voulant pas refaire les mêmes erreurs, j'ai dit "oui". Mes vieux démons rodent toujours un peu, mais je les fais taire en les repoussant dans un coin de ma tête. Je suis amoureuse d'Andrew et je ne veux pas le perdre comme j'ai perdu Jeremy il y a presque 15 ans.
Voila comment, à quelques semaines du mariage, je fini de préparer les cadeaux pour les invités entre deux essayages de robe. Et dans le reflet du miroir, tout de blanc vêtue, j'ai envie de croire que rien ne viendra perturber ce bonheur trouvé.